Ffue, article de Corinne SZABO, historienne de l'art
Revue d'art contemporain POINT CONTEMPORAIN, © 2024
Florence Vanoli : Ffue[1]
Florence Vanoli est autrice, performeuse, peintre et photographe. Dans sa quête d'un langage originel, elle tente de comprendre l'ordre secret du monde selon lequel chaque partie est énergiquement reliée à un tout et c'est dans l'énergie d'un souffle mais aussi dans l'exploration de l'écriture qu'elle va mener cette recherche absolue. Si cette question de la genèse des formes demeure au cœur des problématiques contemporaines, Florence Vanoli la restitue sous différents médiums.
Dans une réflexion revendiquée sur l’épaisseur charnelle du médium photographique - la photographie naît de l’exposition lumineuse et de cette part de révélation au sens technique et métaphorique -, l'artiste apporte une lumière nouvelle sur l’invisible réalité lorsqu’elle capture les ombres projetées par le soleil sur de petits dessins improvisés ou dans les reflets de plantes déposés comme par magie dans une encre liquide. Les images obtenues, quasi-abstraites, interrogent sur leurs sources et la façon dont elles ont été obtenues. La difficulté de savoir l’origine technique de ces effets lumineux et les multiples interprétations fantasmatiques qui en découlent, constituent en effet un moteur esthétique pour l'artiste, renouant ainsi avec les sources premières du procédé photographique développé par les photographes primitifs (Niepce, Talbot). Si la photographie est ensemble d’images ayant pour point commun d’être engendrées par l’action de la lumière sur une surface photosensible destinée à « fixer » les effets lumineux en provenance des objets extérieurs, l’acte photographique ne reproduit pas le réel mais produit une image basée sur une captation de lumière. La définition la plus ancienne donnée au procédé a été établie par Nicéphore Niépce en 1829 sous le nom d’« héliographie », un mot forgé sur hélios, le soleil et graphie, l'inscription ou l'écriture[2]. Écriture solaire donc et surgissement des images par les ombres et les reflets projetés, voilà déjà ce qui caractérise le travail d'écriture de Florence Vanoli.
En peinture, les gestes spontanés et le lyrisme des opérations plastiques sont également prépondérants. Comme dans sa photographie d'instantanés solaires, l’acte de peindre ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Improvisation et spontanéité déterminent ce que l’on pourrait appeler une chorégraphie calligraphique où la notion du temps instantané est aussi partie prenante dans l’anéantissement de l’image. Florence Vanoli métonymise la peinture au signe graphique et libère ainsi ses possibilités expressives qui, par le truchement du geste, se confondent avec son potentiel énergétique. Énergie vitale, la calligraphie, art du signe par excellence, vient se libérer du contenu signifiant littéral de l’écriture pour n’être plus que pouvoir direct de signifiance. L'artiste qui a beaucoup voyagé en multipliant ses déplacements en Asie, aux États-Unis, en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, crée un acte physique et méditatif qui invite naturellement à une certaine évasion poétique. Dans une authentique linguistique picturale, les caractères ne cherchent pas à rester lisibles mais à s’abstraire, à devenir motifs ou formes : des idéogrammes choisis pour leur portée esthétique. La colorisation bleutée, les taches de pigments embuées, mal définies évoquent une matière organique et comme biodégradable créant une vision floconneuse du signe. Il s'agit bien ici au sens strict de « fumer une image », de la laisser se consumer et s'évaporer. Dans le japonisme du signe, l'aplat sombre des silhouettes, le dynamisme du geste, on songe à cette technique chinoise dite des « nuages soufflés » ou de l'« encre éclaboussée » dans laquelle on dépose un peu de poudre au bout d'un bâton creux qui en soufflant projette la poudre colorée sur le support de façon hasardeuse. Cette nébuleuse picturale est décrite par les vieux traités de peinture chinoise comme méritant à peine le nom de peinture : chair sans os, corps sans squelette, feuilles sans nervures. Souffle, flamme, neige ou poussière, le signe produit renvoie à la fluidité des éléments en perpétuels ajustements et réajustements.
En ressaisissant, comme Jean-Jacques Rousseau, le moment premier de la conscience, autrement dit d'une existence antérieure à l'intelligence analytique, Florence Vanoli fait aussi de sa poésie un mouvement primitif du langage[3]. Comme chez Rousseau, c'est par la sensation que le texte participe à la totalité des choses plutôt que par le sens. L'absence de ponctuation, la prédominance d'un équivalent du haïku, le souffle des mots, tout nous renvoie à une respiration plutôt qu'à un texte. C'est en effet dans les langages non-verbaux comme ceux de l'art et plus précisément ceux de la poésie que le lien du signifié au signifiant se fait plus complexe. Cette « densité syntaxique »[4] (dimension, matériau, couleur et forme) fait que l’œuvre ne renvoie pas à un seul référent mais à une pluralité de signifiants : le texte et les mots s'ouvrent à plusieurs systèmes et la parole devient l’expression sonore et la communication des émotions. Dans cette conception déchue du langage, il faut rendre en effet à la parole sa vocation ontologique, il faut la transformer en poésie.
En développant, par sa propre logique, des moyens d'atténuer la distance psychique qui nous sépare du flux originel : des gestes essentiels comme la capture de reflets lumineux, l'élaboration du signe pictural ou l'accès poétique au langage premier, Florence Vanoli tente de retranscrire le rythme et l’intensité du monde dans leur sens premier.
Corinne Szabo, historienne de l'art.
Revue d'art contemporain Point Contemporain.
2024.
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[1] Ffue est l'onomatopée du « souffle ». L'onomatopée (mot féminin issu du grec ancien qui signifie « création de mots »)] est un mot écrit utilisé pour transcrire un son non articulé.
[2] Nicéphore Niépce, Notice sur l’héliographie, 1829.
[3] Jean-Jacques Rousseau remarque dans son Essai sur l'origine des langues (1781) que la langue primitive avait avant tout été figurative, plastique, car il était plus facile de parler aux yeux qu'aux oreilles.
[4] Nelson Goodman dans Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles (1998) propose une interprétation nouvelle de l’objet d’art fondée sur une philosophie nominaliste du langage. Le premier critère pour aborder l’objet esthétique se trouve dans la « saturation syntaxique relative » dans laquelle les éléments signifiants sont plus nombreux que dans un signe linguistique.
Florence Vanoli est autrice, performeuse, peintre et photographe. Dans sa quête d'un langage originel, elle tente de comprendre l'ordre secret du monde selon lequel chaque partie est énergiquement reliée à un tout et c'est dans l'énergie d'un souffle mais aussi dans l'exploration de l'écriture qu'elle va mener cette recherche absolue. Si cette question de la genèse des formes demeure au cœur des problématiques contemporaines, Florence Vanoli la restitue sous différents médiums.
Dans une réflexion revendiquée sur l’épaisseur charnelle du médium photographique - la photographie naît de l’exposition lumineuse et de cette part de révélation au sens technique et métaphorique -, l'artiste apporte une lumière nouvelle sur l’invisible réalité lorsqu’elle capture les ombres projetées par le soleil sur de petits dessins improvisés ou dans les reflets de plantes déposés comme par magie dans une encre liquide. Les images obtenues, quasi-abstraites, interrogent sur leurs sources et la façon dont elles ont été obtenues. La difficulté de savoir l’origine technique de ces effets lumineux et les multiples interprétations fantasmatiques qui en découlent, constituent en effet un moteur esthétique pour l'artiste, renouant ainsi avec les sources premières du procédé photographique développé par les photographes primitifs (Niepce, Talbot). Si la photographie est ensemble d’images ayant pour point commun d’être engendrées par l’action de la lumière sur une surface photosensible destinée à « fixer » les effets lumineux en provenance des objets extérieurs, l’acte photographique ne reproduit pas le réel mais produit une image basée sur une captation de lumière. La définition la plus ancienne donnée au procédé a été établie par Nicéphore Niépce en 1829 sous le nom d’« héliographie », un mot forgé sur hélios, le soleil et graphie, l'inscription ou l'écriture[2]. Écriture solaire donc et surgissement des images par les ombres et les reflets projetés, voilà déjà ce qui caractérise le travail d'écriture de Florence Vanoli.
En peinture, les gestes spontanés et le lyrisme des opérations plastiques sont également prépondérants. Comme dans sa photographie d'instantanés solaires, l’acte de peindre ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Improvisation et spontanéité déterminent ce que l’on pourrait appeler une chorégraphie calligraphique où la notion du temps instantané est aussi partie prenante dans l’anéantissement de l’image. Florence Vanoli métonymise la peinture au signe graphique et libère ainsi ses possibilités expressives qui, par le truchement du geste, se confondent avec son potentiel énergétique. Énergie vitale, la calligraphie, art du signe par excellence, vient se libérer du contenu signifiant littéral de l’écriture pour n’être plus que pouvoir direct de signifiance. L'artiste qui a beaucoup voyagé en multipliant ses déplacements en Asie, aux États-Unis, en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, crée un acte physique et méditatif qui invite naturellement à une certaine évasion poétique. Dans une authentique linguistique picturale, les caractères ne cherchent pas à rester lisibles mais à s’abstraire, à devenir motifs ou formes : des idéogrammes choisis pour leur portée esthétique. La colorisation bleutée, les taches de pigments embuées, mal définies évoquent une matière organique et comme biodégradable créant une vision floconneuse du signe. Il s'agit bien ici au sens strict de « fumer une image », de la laisser se consumer et s'évaporer. Dans le japonisme du signe, l'aplat sombre des silhouettes, le dynamisme du geste, on songe à cette technique chinoise dite des « nuages soufflés » ou de l'« encre éclaboussée » dans laquelle on dépose un peu de poudre au bout d'un bâton creux qui en soufflant projette la poudre colorée sur le support de façon hasardeuse. Cette nébuleuse picturale est décrite par les vieux traités de peinture chinoise comme méritant à peine le nom de peinture : chair sans os, corps sans squelette, feuilles sans nervures. Souffle, flamme, neige ou poussière, le signe produit renvoie à la fluidité des éléments en perpétuels ajustements et réajustements.
En ressaisissant, comme Jean-Jacques Rousseau, le moment premier de la conscience, autrement dit d'une existence antérieure à l'intelligence analytique, Florence Vanoli fait aussi de sa poésie un mouvement primitif du langage[3]. Comme chez Rousseau, c'est par la sensation que le texte participe à la totalité des choses plutôt que par le sens. L'absence de ponctuation, la prédominance d'un équivalent du haïku, le souffle des mots, tout nous renvoie à une respiration plutôt qu'à un texte. C'est en effet dans les langages non-verbaux comme ceux de l'art et plus précisément ceux de la poésie que le lien du signifié au signifiant se fait plus complexe. Cette « densité syntaxique »[4] (dimension, matériau, couleur et forme) fait que l’œuvre ne renvoie pas à un seul référent mais à une pluralité de signifiants : le texte et les mots s'ouvrent à plusieurs systèmes et la parole devient l’expression sonore et la communication des émotions. Dans cette conception déchue du langage, il faut rendre en effet à la parole sa vocation ontologique, il faut la transformer en poésie.
En développant, par sa propre logique, des moyens d'atténuer la distance psychique qui nous sépare du flux originel : des gestes essentiels comme la capture de reflets lumineux, l'élaboration du signe pictural ou l'accès poétique au langage premier, Florence Vanoli tente de retranscrire le rythme et l’intensité du monde dans leur sens premier.
Corinne Szabo, historienne de l'art.
Revue d'art contemporain Point Contemporain.
2024.
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[1] Ffue est l'onomatopée du « souffle ». L'onomatopée (mot féminin issu du grec ancien qui signifie « création de mots »)] est un mot écrit utilisé pour transcrire un son non articulé.
[2] Nicéphore Niépce, Notice sur l’héliographie, 1829.
[3] Jean-Jacques Rousseau remarque dans son Essai sur l'origine des langues (1781) que la langue primitive avait avant tout été figurative, plastique, car il était plus facile de parler aux yeux qu'aux oreilles.
[4] Nelson Goodman dans Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles (1998) propose une interprétation nouvelle de l’objet d’art fondée sur une philosophie nominaliste du langage. Le premier critère pour aborder l’objet esthétique se trouve dans la « saturation syntaxique relative » dans laquelle les éléments signifiants sont plus nombreux que dans un signe linguistique.
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